Pierre Falardeau n'est plus. Le Québec vient de perdre un de ses pilliers ... écoutez bien, le sol en tremble encore.
Voici une lettre qu'il a écrit à son fils Jérémie alors âgé de quelques mois à peine. Je ne saurai jamais mieux dire.
Salut, Jérémie,
On se voit pas très souvent. Je suis toujours à courir à gauche et à droite. J'essaie de faire ma petite part pour l'indépendance. J'écris des articles, je prépare un film, je fais des discours un peu partout. Hull, Trois-Rivières, Sherbrooke, Québec. Je mets l'épaule à la roue, comme on dit. Un simple militant parmi tant d'autres dans la lutte commune.
J'arrive à la maison, le soir, mort de fatigue. Des fois déprimé à mort, d'autres fois chargé à bloc. Quand je te change de couche, tes sourires et tes guili-guili me remontent le moral. Je t'écoute rire et ma fatigue disparaît. Je te regarde me regarder, l'air heureux, et je suis heureux à mon tour. Je renais à la vie. Tu me redonnes le goût de continuer à me battre. Un bon départ pour un ti-cul de trois mois!
Dans quinze ou vingt ans, tu liras peut-être cette lettre. À ce moment-là, ton père sera devenu un vieil homme. Vainqueur ou vaincu, peu importe. Au moins, tu sauras qu'il n'a pas reculé, qu'il n'a pas courbé la tête, qu'il ne s'est pas écrasé bêtement par paresse ou par lâcheté. Tu sauras qu'il s'est battu pour la cause de la liberté comme tu devras te battre à ton tour. C'est la loi des hommes, la loi de la vie. Cette lutte pour la libération de notre pays dure depuis deux cent trente-cinq ans. Avec des hauts et des bas. Des défaites graves, parfois des victoires. Des moments d'enthousiasme. De longues périodes de repli et d'écrasement. Bien des combats, mais aussi des reculs déshonorants. Et pourtant ! Nous résistons toujours.
Depuis 1760, nous continuons à résister. Nos ennemis sont puissants. Ils ont le pouvoir, l'argent, la force. Nous n'avons que nos rêves, notre volonté, notre détermination. Ils ont la télévision, la radio, les journaux. Nous n'avons que nos bras, nos jambes et nos cerveaux. Ils ont la loi, le nombre, le poids de ce qui a été et de ce qui est. Nous n'avons que l'imagination, le courage, l'espoir. Nous avons la force de ce qui demande à être, la force de ce qui sera. Comme la fleur qui pousse dans une craque d'un mur de béton. Le mur finira par s'écrouler. Nous pouvons vaincre. Nous devons vaincre. Pas le choix. Le temps nous est compté. Nous sommes au pied du mur.
L'indépendance n'est pas une lutte constitutionnelle, comme aime à le répéter le bouffon à la gueule croche, mais une lutte pour la vie ou la mort. Et la mort des peuples, c'est aussi la mort de quelqu'un. Nous pouvons vaincre. Si nous le voulons. Seulement si nous le voulons. Notre pire ennemi, c'est nous-mêmes. Notre paresse. Notre stupidité. Notre manque de constance. Notre sens congénital de la culpabilité. Notre manque de confiance. Y a des jours, Jérémie, j'ai l'impression qu'on n'y arrivera jamais. Je regarde aller nos élites, comme certains se nomment eux-mêmes, et ça me donne envie de vomir.
La petitesse de ceux qui nous trahissent et nous vendent, depuis plus de deux cents ans, pour quelques médailles et une poignée de dollars me lève le coeur. La mollesse de ceux qui tentent de résister et de défendre le peu qu'il reste à défendre me désole.
C'est vrai que souvent notre seul accès au réel passe par les journalistes à gages ou les autres, cyniques et désabusés, qui à force de vouloir avoir l'air objectifs penchent toujours du côté du plus fort. Entre le fort et le faible, entre l'exploiteur et l'exploité, entre le colonisateur et le colonisé, il n'y a pas de place pour ce qu'ils appellent doctement l'objectivité. Cette pseudo-objectivité est en soi un choix politique. C'est une trahison. On est d'un bord. Ou de l'autre.
Mais il y a plus grave encore que la mollesse des chefs. Il y a la mollesse du peuple. La mollesse de ceux qu'on appelle les mous, qu'on traîne comme un boulet et qui nous entraînent vers le fond comme des bottines de ciment. Notre propre mollesse. À chacun d'entre nous. Nos querelles intestines. Nos divisions incessantes. Ce ton pleurnichard et enfantin dans la défense corporatiste des petits intérêts de chacun, jeune ou vieux. Moi. Moi. Moi. Toujours moi. Toujours des consommateurs. Jamais des citoyens responsables. Responsables d'eux-mêmes, des autres, de la société, du pays. Mes privilèges, mes droits. Toujours. Jamais mes devoirs.
Où sont-ils les intellectuels, les artistes, les savants? Où sont-ils les artisans, les ouvriers, les syndicalistes? Où sont-ils les cultivateurs, les étudiants, les jeunes travailleurs?
Et les autres? « Où êtes-vous donc, bande de câlices? » comme disait le cinéaste Gilles Groulx. Au baseball ? Au centre commercial ? À Paris ? À New York ? Chez Citadelle, en train d'acheter une piscine hors-terre ? Dans le garage en train de faire reluire un tas de tôle? Dans la cour en train d'éliminer les pissenlits à grands coups d'insecticide?
Chacun est responsable. Personnellement. Responsable de tous. Responsable de tout. Quelles que soient sa langue, son origine ethnique et la couleur de sa peau. Il y a un prix pour la victoire. Il y a un prix pour la défaite. Le moment venu, chacun devra rendre des comptes.
Dans quinze ou vingt ans, Jérémie, je ne sais pas trop où tu en seras. Mais je sais une chose : aujourd'hui, moi, je vais me battre. Avec passion. Avec rage. Avec méchanceté. Comme un chien. Avec les dents et les griffes. Je vais me battre avec d'autres, plein d'autres qui eux aussi veulent se battre, écoeurés de perdre. J'en ai assez. Cette fois-ci, il n'est pas question de reculer. Nous pouvons vaincre. Il s'agit de le vouloir.
Salut, Jérémie! Je te laisse sur ces deux citations :
« Cela ne pourra pas toujours ne pas arriver. » (Gaston Miron)
"By any means necessary" (Malcolm X)
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